
Réflexion sur les biais structurels du savoir moderne
Nous vivons dans une époque où la science a remplacé la religion comme référence absolue.
Là où jadis l’on disait « Dieu a dit », on affirme désormais « la science démontre ».
Mais dans les deux cas, l’argument vise le même effet : clore le débat.
La science devait libérer l’esprit humain. Or, peu à peu, elle s’est emprisonnée dans son propre système : un système de financement, de reconnaissance et de conformité.
Ce n’est plus une aventure intellectuelle désintéressée, mais une industrie du savoir – avec ses carrières, ses mécènes, ses dogmes et ses récompenses.
1. La vérité sous condition de financement
La science n’est pas corrompue par le mensonge, mais par la dépendance.
Un chercheur moderne ne vit pas de curiosité, il vit de subventions.
Et celles-ci ne récompensent pas la remise en question, mais la continuité des paradigmes dominants.
Le financement public, tout d’abord, fixe des priorités : il faut étudier les sujets “socialement utiles”, “politiquement porteurs”, “médiatiquement légitimes”.
Le financement privé, ensuite, fixe des objectifs : il faut trouver ce qui valide ou sert une stratégie économique.
Ainsi, la science devient un organe d’État ou d’entreprise, selon le payeur.
Elle s’autorégule moins par la rigueur que par la conformité.
Et ce qui n’est pas conforme meurt, non par réfutation, mais par asphyxie financière.
C’est un biais structurel, presque invisible, mais total :
la vérité n’est plus ce qu’on découvre, c’est ce qu’on peut financer.
2. Le conformisme académique et la peur de l’exclusion
Dans le monde académique, la reconnaissance vaut survie.
Publier dans les “bonnes” revues, être cité, être invité à des conférences : tout cela dépend de la capacité à ne pas déranger la structure intellectuelle en place.
Les jeunes chercheurs apprennent vite les règles implicites :
- éviter les conclusions qui contredisent le consensus,
- citer les figures dominantes du champ,
- adopter le ton convenu du discours “scientifique” — neutre, lisse, sans aspérités.
Cette conformité intellectuelle produit une science homogène, stérilisée, prudente jusqu’à la censure.
L’innovation radicale devient marginale.
Les esprits dissidents, eux, se retrouvent à la périphérie : moins cités, moins publiés, moins financés.
Ainsi, la science moderne pratique une forme de sélection naturelle inversée :
ce ne sont plus les idées les plus vraies qui survivent, mais celles qui dérangent le moins.
3. La publication scientifique : temple du quantitatif
La devise actuelle pourrait être : “Je publie, donc j’existe.”
Les carrières se mesurent en nombre d’articles, en indices de citations, en scores bibliométriques.
Ce fétichisme du chiffre transforme la recherche en production de masse.
On n’y cherche plus la profondeur, mais la rentabilité intellectuelle.
Chaque résultat partiel devient un “papier”, chaque hypothèse mineure, un “résultat publiable”.
Mais la vérité, elle, ne se laisse pas découper en tranches.
Elle exige du temps, du doute, et parfois du silence.
Des choses qu’un système de rendement ne tolère plus.
4. L’illusion de l’objectivité
On aime croire que la science est objective.
Mais l’objectivité, dans la pratique, n’est pas une propriété des faits : c’est une discipline de regard.
Et ce regard est humain, donc limité, influencé, traversé par des valeurs, des attentes et des intérêts.
Les modèles, les données, les statistiques sont des outils — mais aucun modèle ne précède sans hypothèse.
Or, l’hypothèse dépend toujours d’une intention.
Et l’intention, elle, dépend du cadre culturel et économique dans lequel la recherche est produite.
Ainsi, même les sciences les plus “dures” reposent sur un ensemble de conventions partagées — des paradigmes qui orientent la pensée et définissent ce qui “compte” comme preuve.
C’est pourquoi il faut distinguer :
- la science comme méthode : l’observation, la mesure, la falsification ;
- la science comme institution : financée, évaluée, contrôlée.
La première est libre. La seconde ne l’est plus.
5. Le pouvoir du consensus et la fabrication de la vérité
Dans les sociétés modernes, la science ne sert plus seulement à comprendre, mais à légitimer.
Un gouvernement, une organisation, une entreprise disent : « Les experts affirment ». Et la discussion s’arrête là.
Mais le consensus n’est pas une preuve.
C’est une construction sociale, parfois nécessaire pour agir, mais jamais suffisante pour dire le vrai.
Le philosophe Karl Popper rappelait que la science n’avance pas par la certitude, mais par la réfutation.
Aujourd’hui, on célèbre la certitude et on marginalise la réfutation.
Ainsi, la science cesse d’être un processus, pour devenir un dogme rationalisé.
6. Science, pouvoir et morale
Ce glissement vers la certitude s’explique par une convergence :
la science apporte au pouvoir la caution rationnelle dont il a besoin pour agir sans opposition morale.
« Ce n’est pas une décision politique, c’est ce que dit la science », entend-on souvent.
Mais dès que la science sert à justifier le pouvoir, elle cesse d’être science : elle devient idéologie technocratique.
Et lorsque la morale s’y ajoute — “sauver la planète”, “protéger la santé publique”, “préserver la démocratie” — le doute devient un crime.
7. Retrouver la science vivante
La science doit redevenir un espace de liberté, pas d’obéissance.
Elle doit accepter de douter, de se tromper, de revenir en arrière.
Elle doit retrouver la lenteur, la profondeur, le courage de contredire son époque.
Ce n’est pas la rigueur qui a disparu ; c’est l’indépendance de l’esprit.
Et sans elle, la science devient une administration du savoir, non une exploration du réel.
Il ne s’agit donc pas de rejeter la science, mais de la délivrer de ses chaînes :
- celles du financement orienté,
- du conformisme académique,
- et du pouvoir politique qui se drape dans sa légitimité.
Conclusion : la vérité n’a pas de mécène
La science moderne a accompli des miracles.
Mais elle court aujourd’hui le risque de trahir sa promesse :
celle d’un savoir libre, au service de la vérité plutôt qu’au service du système.
Nous ne manquons pas d’intelligence collective, mais de courage individuel.
Car la vérité n’a jamais eu de mécène.
Elle ne vit que de ceux qui osent la chercher sans savoir ce qu’ils trouveront.

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